Il s'agissait d'ecrire un tropisme a la façon de Claude Sarraute ... pour moi c'est raté, pas de tropisme en vue, mais voici quand même le texte du jour ...
Henri a 53 ans, son visage terne est surmonté d’un casque de laque et de cheveux poivre et sel, avec sur le nez de petites lunettes à monture d’argent.
Henri est grand et il porte invariablement des costumes gris. Un gris poussiere, un gris usé par les habitudes; un gris taupe, un gris morose comme les tunnels du métros parisien; un gris gris, amulette contre les imprévus et les passions, enterrés dans les tunnels de son passé; un gris métal, froid comme les drap de son lit étroit. Etroit comme sa vie sur au fil de la mécanique bien huilé de cette routine citadine qu’il admire tellement : les trains ont une heure de passage définie, les feux sont régulièrement vert puis rouge , les boutiques ont des heures d’ouverture précises, les reverberes s’allument quand le soleil se couche, tout est calculé et s’agence de façon prévisible en une chaîne qui le maintient en sécurité, en haute sécurité !
D’ailleurs il répète à l’envie, et à qui veut l’entendre, que l’exactitude est la politesse des rois et la vertu le fruit des habitudes. Un joyeux mélange d’Aristote et de Louis XVIII dont les vies furent loin d’être paisibles mais qui forment à eux deux une caution en béton !
Toujours est-il qu’Henri est employé par France Télécom au poste de directeur de l’innovation lucrative et départements attenants hors recherche et développement, le prestigieux service IL&DA/HR&D. Depuis des lustres il hante les couloirs de la société de sa démarche raide dans ses pantalons amples, qui laissent imaginer de longues pattes maigres de héron grisâtre.
A 10 heure 00, très précise et cela tous les lundis travaillés, Henri pénêtre dans la salle de réunion Thomas Edison pour discuter des plannings et objectifs de la semaine avec les autres directeurs et chefs de projets des départements techniques. Le pas pesant, le port altier, il contourne, chargé de son antique classeur brun, la large table de bois clair vers le fauteuil de cuir sombre qui l’avait accueilli 15 ans plus tôt.
A l‘époque il était assistant du directeur de ce même service et c’était la seule place disponible autour de la table. Depuis les têtes avaient changés mais pas sa place qui même si elle avait pu être occupée par quelque novice du rituel, lui était revenu devant sa muette insistance.
Alors, sans même loucher vers le panier de croissants et le café disposé devant lui, il s’assied sur le confortable coussin de cuir maintenant affaissé en son centre. Il a fait son trou Henri, un sacré trou dans ce fauteuil, tout comme dans son petit lit avec le matelas qui s’affaisse en son centre. Le soir, dans le silence et le calme de son appartement, quand Henri se glisse entre les draps froids et qu’il tombe directement dans ce trou, cette tranchée, ce fossé comme le lit d’une rivière, celui de ses habitudes, de ses manies. Une douve difficile à franchir... mais pourquoi la franchir ? Pourquoi s’affranchir ? Il est protégé, lové, bien au fond, bien caché. Et même si parfois il étouffe un peu c’est douillet. Henri aime bien ce petit lit érodé où coule sa vie : c’est tranquille comme le sera cette énième réunion qui débute ce matin.
Le meeting se déroule comme dans un rêve éveillé. Les acteurs gesticules, récitent leur texte, ils sont même plutôt crédibles mais ce ne sont que des ombres sans pouvoir sur la vie d’Henri, un rêve dont il ne se souviendra pas demain. Il est présent, sans l’être, il acquiesce, donne le change, les ombres s’en satisfont. Henri est ailleurs. Il est encore chez lui, bloqué devant son calendrier. Il n’avait pas vu venir le 9 février, la date où sa mère fut assassinée par un cancer du colon après une lutte pied à pied avec la douleur, la détresse et la mort. A trois contre une, elle n’avait eu aucune chance.
Depuis il est seul. Jamais elle ne l’avait quitté auparavant, pas même dans son lit où ils campaient tous les deux autour de la faille au centre du sommier. Dès le départ de son père avec un jeune femme, elle avait été le pont qui passait le torrent du quotidien, le trait d’union vers le monde. Ils se racontaient des histoires, il se réchauffaient tendrement, elle passait sa main dans les broussailles de ses cheveux, y mettait de l’ordre tout en l’écoutant comme on écoute le vent qui joue dans les feuillages. Quand le pont s’est effondré, Henri est tombé de haut, il s’est fait mal et a roulé jusqu’au au lit de la rivière, une rivière alors asséchée, stérile. Il s’y cache encore, incapable de remonter la pente, d’atteindre la berge, c’est sûrement trop douloureux. De toutes façons sa mère lui disait bien : si tu es perdu un jour, ne bouge pas , je viendrai te chercher … alors il attend. Ici spectateur de la réunion du lundi matin, il attends. La vie s’écoule de nouveau, et lui enchaîné à ses habitudes, elle ne risque pas de l’emporter. Au bureau il l’attends, dans le train il l’attends, à la maison il l’attends … un peu assoupi il attends tout le temps mais ce 9 février c’est le caillou qui l’empêche de dormir, qui le gêne, qui réveille la douleur.
Mais il suffit d’attendre encore un peu, ça passera aussi ...